La mimesis cinématographique

Publié le par Peggy Saule

La mimesis cinématographique

 

A l’origine, l’art est considéré comme une mimesis, c’est-à-dire une imitation, ce qui est entendu par Platon dans un sens péjoratif. En effet, Platon dénonce en l’art une tromperie : l’art est un subterfuge qui nous détourne de la vérité et de la connaissance intelligibles car il opère une transformation des objets indignes que l’on embellit, ou inversement, des beautés de la nature dont la représentation est nécessairement tronquée et particulière.

En revanche, Aristote nous invite à nous intéresser davantage au sensible, et il envisage l’art d’un point de vue plus optimiste. Les fonctions de l’art sont multiples : il doit d’abord procurer du plaisir au spectateur, or, l’élaboration du plaisir esthétique est inséparable de l’acquisition de connaissances. C’est, en effet, par la contemplation des œuvres que l’on acquiert les connaissances par expérience : c’est en regardant des peintures d’animaux que l’on aura une meilleure vue de l’anatomie animale, c’est en regardant une pièce de théâtre épique que l’on aura une meilleure compréhension des actions des hommes et de l’histoire de la cité. Ainsi, l’art opère « une ruse pédagogique » envers chaque individu car il se sert du plaisir que nous avons à imiter et à voir imiter pour nous apprendre quelque chose. Enfin, l’art a une fonction que l’on nommerait aujourd’hui de psychanalytique : c’est la catharsis autrement dit la purgation du spectateur. L’art doit purifier le spectateur en lui faisant ressentir des sentiments négatifs tels que la crainte et la pitié. Dans la mesure où le spectateur s’identifie à ce qui est représenté, il éprouve des sentiments analogues à ceux que la tragédie met en avant ; le spectateur peut, dès lors, se libérer de ses passions mauvaises en les projetant sur des évènements fictifs.  

Cependant, on peut assigner à l’art une fin supérieure, beaucoup plus métaphysique. Avec Aristote nous affirmons que si l’art est une imitation, il est une imitation de ce que l’homme connaît, de ce qu’il voit ou ressent, il imite le monde qui l’entoure, c’est-à-dire la nature. Mais qu’elle est cette nature, source de création artistique, qui suggère autant la perfection ?

La nature est une substance complexe, autonome et supérieure, qui est composée de matière et de forme. Les objets naturels viennent de l’union de la matière et de la forme, de même, la substance de chaque être est composée elle aussi de matière et de forme. La forme – ou substance formelle – de l’être est ce qui existe en soi, sa quiddité, son essence. La forme n’est jamais une substance à elle seule, car elle n’existe que par son union avec la matière, toutes deux constitutives de l’être. La matière n’est que le parachèvement et la réalisation de la forme. Matière et forme ne sont qu’une seule et même chose, l’une étant en puissance et l’autre en acte. Les choses de la nature sont de la matière informe, privée de forme. Cet informe provoque un désir de forme. La matière tend au changement car elle souhaite la forme dont elle est privée. L’acquisition de cette forme est un bien car la chose qui devient formelle tend vers la perfection. Ce changement est nécessaire en vue d’une amélioration. Le mouvement est l’acte de la chose en puissance. Il s’agit d’un passage de la matière à la forme, c’est-à-dire de la puissance à l’acte.

L’art est ce passage. Il accomplit ce qui est en puissance dans la nature, c’est-à-dire qu’il organise les étants naturels en vue d’une fin. Si bien que l’on peut affirmer, avec Aristote, que « l’art, dans certains cas parachève ce que la nature n’a pas la puissance d’accomplir, dans d’autres cas elle l’imite »[1]. L’art, résultat de la volonté humaine, est un « faire-comme-si-la-nature », c’est-à-dire qu’elle réalise la nature en puissance en vue d’une fin supérieure qui est le désir  de forme.

L’art est une étape dans le chemin de la connaissance qui pourrait se résumer comme suit : l’homme acquiert ses premières sensations et expériences dans la vie pratique qui ne délivre que des notions particulières. Mais l’homme, qui a « naturellement la passion de connaître »[2], cherche des explications, formule des hypothèses et acquiert progressivement des notions plus générales qu’il regroupe sous les catégories des arts et des sciences. Non satisfait de cet apprentissage, l’homme désire la connaissance suprême. Or, cette ultime savoir n’appartient qu’à Dieu. C’est pourquoi, il tente de se rapprocher le plus possible de la perfection divine. Même si Dieu, ce vivant parfait, reste insaisissable et immobile, l’homme imite la nature qui est à l’image de Dieu. C’est la première étape de la vie théorique qui s’amorce et qui permet à l’homme d’améliorer sa condition d’existence.

Ainsi, Aristote donne une fin morale à l’activité artistique : l’art fait devenir l’homme meilleur en tant qu’il lui permet, grâce à l’imitation, de se rapprocher de la perfection divine. Dès lors, l’on passe de considérations purement esthétiques à des impératifs éthiques : le Beau en soi devient le Bien en soi.

Nous venons donc de dire que la mimesis aristotélicienne est une imitation des mécanismes de la nature. Or, ce qui caractérise la nature, c’est qu’elle possède non seulement matière et forme, mais surtout qu’elle a la faculté de passer de l’un à l’autre. La nature engendre le mouvement[3]. Ainsi pour imiter la nature il faut nécessairement imiter le mouvement. Si l’art veut répondre de la véritable mimesis, il lui faut imiter le mouvement de la nature. Pour Aristote, il existe trois sortes de mouvement[4] : ils sont relatifs à la qualité, à la quantité et au lieu.

Et nous découvrons que les arts de l’image présentent une reproduction de la nature tout à fait proche de la réalité. Parmi ces arts de l’image, le cinéma – dont l’origine grecque kinesis, kinema signifie mouvement – répond tout à fait aux critères du mouvement tel qu’Aristote les a énoncés.

  1.            Le mouvement relatif à la qualité s’appellera l’altération. On parle alors des qualités externes de la substance qui affectent cette même substance en mouvement, « on entend par qualités les modifications des substances mises en mouvement : je veux dire, la chaleur, le froid, la blancheur, la noirceur, la légèreté et la pesanteur, et toutes ces variations qui font qu’on peut dire des corps, qui changent, qu’ils deviennent autres qu’ils n’étaient »[5]. Il va d’un contraire à un autre. Ce mouvement d’altération se retrouve immanquablement au cinéma lorsque l’on parle de la mutation sensible de l’image, à savoir la lumière, les contrastes, les couleurs. Ces déterminations qualitatives donnent une tonalité particulière au film : si les films d’Erich Von Stroheim explosent de magnificence et de somptuosité dans le contraste du noir et blanc, les films de Pedro Almodovar resplendissent de sensualité et de violence avec des rouges brûlants.
  2.            Le mouvement relatif à la quantité concerne l’augmentation et la diminution, c’est-à-dire la grandeur achevée ou l’absence des êtres, la croissance des êtres. Au cinéma, ce mouvement d’augmentation et diminution correspond à la sélection que le réalisateur fait de tous les plans filmés. On ne peut montrer un film dans la totalité de son métrage, on ne peut montrer toutes les prises d’une même séquence, ni toutes les scènes qui seront « coupées au montage ». Ce mouvement quantitatif s’apparente au montage, qui est une manipulation technique devant passer inaperçue pour que le film semble réel[6].
  3.            Le mouvement relatif au lieu est le transport. Il s’agit d’un mouvement local, du déplacement d’un lieu à un autre et peut se dérouler de droite à gauche, d’avant en arrière ou de haut en bas. S’il est impossible de mouvoir les lieux à filmer, alors le cinéma se déplace pour filmer un objet fixe dans un mouvement continu. Ainsi, les travelling latéraux, avant et arrière, les plongées et contre-plongées, les panoramiques, les mouvements de grue,… rendent tout à fait compte de ce mouvement de translation.
  4.           Enfin, si Aristote parle de mouvement, il parle également de son opposé le repos. Le repos n’est pas le contraire du mouvement entendu comme inexistence de mouvement, mais seulement comme étant sa privation. Le repos n’est pas l’état de ce qui ne peut pas se mouvoir mais de ce qui ne se meut plus ou de ce qui ne se meut pas encore. Ce non-mouvement se retrouve au cinéma dans le plan fixe. Le plan fixe n’est pas un plan définitif, il est ce qui ne se meut plus ou de ce qui ne se meut pas encore. Le réalisateur peut ainsi jouer sur l’alternance de plans fixes et de mouvements de caméra, alternance de repos et de mouvement.

L’art cinématographique est donc l’art qui semble incarner au mieux la conception aristotélicienne de l’art en ce sens qu’il est l’entéléchie de la forme de la mimesis et de la kinesis.

Cependant une question demeure : nous avons usage d’associer l’art à l’acte de création[7]. Mais si le cinéma est la réponse la plus parfaite à la mimesis aristotélicienne en ce qu’il reproduit tous les mécanismes naturels, comment admettre que l’homme de cinéma y ait une part de créativité ? En quel sens peut-on parler d’originalité et de liberté créatrice ?

La difficulté se situe dans la compréhension du terme de l’imitation : en effet, l’imitation ne considère pas la nature comme un modèle à recopier servilement mais plutôt comme un modèle à interpréter. L’interprétation humaine est une faculté propre à l’homme, elle est le point de départ de toute production et évolution artistiques. La mimesis est le moyen qui permet à chaque artiste de donner sa propre vision du monde et suppose une transposition de la réalité qui ouvre l’éveil individuel en appréciant les réalisations personnelles. C’est finalement une conception très moderne de l’art qui nous est proposée ; ce qui nous encourage à poursuivre notre étude sur l’image cinématographique.

 



[1] In Physique II, 8, 199a, 15

[2] In Métaphysique, A, I, 980a

[3] Le mouvement est défini comme étant le passage de la puissance à l’entéléchie. In Physique III, 1, 201a, 10.

[4] In Physique V, 2, 226a, 20

[5] In Métaphysique Δ, XIV

[6] L’effet de réalisme dans un film dépend notamment d’un montage fluide et invisible. Cependant, certains courants cinématographiques comme la Nouvelle Vague soutiennent la nécessité d’un montage visible et brutal afin que le spectateur ait la sensation d’être dans le film et d’y participer.

[7] Rappelons que l’acte de création n’est pas le passage de rien à quelque chose mais bien plus la transformation d’une réalité objective en une réalité subjective.

Publié dans Philo

Pour être informé des derniers articles, inscrivez vous :
Commenter cet article